Extrait-1 du roman : Texas Racket

Chapitre 1  : les dangers du désert

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Jack McKenzie, citoyen australien, roulait dans le désert de Sonora pour se rendre à Phoenix, Arizona. Il détestait voyager en avion ou en bus sur longues distances, il ne supportait pas la promiscuité avec les personnes qu’il ne connaissait pas, il n’appréciait pas davantage la promiscuité avec les personnes qu’il connaissait, la famille, les collègues, tous les autres …
La dernière fois qu’il avait emprunté le bus aux États-Unis, il avait pris soin de réserver deux places côte-à-côte pour garantir sa tranquillité et il fit le trajet à côté d’une femme enceinte. Elle devait absolument partir, le bus était complet et elle l’avait supplié devant les autres voyageurs, les mains sur son ventre protubérant, de lui céder le siège inoccupé. Elle avait même proposé de lui racheter la place.
Il lui fut impossible de refuser et il dut supporter ses remerciements et sa conversation.
Il ne voyageait plus qu’en voiture de location. Et seul.
Dans la grosse berline américaine, le réservoir rempli, le siège supportant fermement ses lombaires, la climatisation bien réglée, des boissons fraîches à disposition, il ne redoutait rien du désert. Phœnix était à portée de main. Il n’avait qu’à suivre la route au travers des paysages mornes et le terrible désert de Sonora ne serait plus qu’un souvenir, à peine un souvenir, juste un territoire étrange, un morceau de lune tombé par hasard sur son chemin.
Il ignora les panneaux qui indiquaient les déviations vers la Route 66.
Le loueur de voiture lui avait fait l’article, lui conseillant de faire un détour sur cette route mythique qui traversait les États-Unis d’est en ouest et qui ne figurait plus sur aucune carte depuis qu’elle avait été officiellement déclassée, ce qui avait constitué une tragédie pour l’économie locale qui reposait sur l’activité générée par la Route. Beaucoup de commerces avaient été abandonnés, parfois des villages entiers, rendus complètement isolés, avaient fini par disparaître, l’Arizona avait été particulièrement touché etc. etc.
Ce type l’avait saoulé avec les histoires du coin. Jack l’avait à peine écouté, il n’avait ni l’âme d’un touriste ni d’un historien, il voulait juste louer une bagnole pour faire de la route.
Jack roulait, roulait, roulait.
Subitement, il quitta la route pour emprunter une piste poussiéreuse mais tout à fait carrossable. Il n’y avait aucune direction indiquée, c’était seulement une piste qui s’enfonçait dans le désert grisâtre à perte de vue.
La raison qui l’avait poussé à prendre cette décision l’accablait. Il s’agissait de faire quelques kilomètres à travers le désert pour ne pas rentrer trop con à Adélaïde. Il fallait qu’il soit en mesure de raconter à ses relations qu’il avait sillonné le terrible désert de Sonora en large et en travers ; que lui, Jack, ne s’était pas contenté de suivre le bitume des lignes droites interminables comme certains qui le connaissaient auraient pu être tentés de le croire.
Il le fallait.
Déjà qu’il avait snobé la route 66 …
Il roulait, roulait et se reprochait cette faiblesse de caractère qui le poussait à toujours faire ce qu’on attendait de lui, même à l’autre bout du monde.
Il roulait, roulait et ruminait, fixant la piste, inattentif aux paysages qui défilaient.
Cela dura de longues minutes qui finirent par constituer un bon quart d’heure et surtout un joli paquet de kilomètres.
Il freina d’un coup sec. Cette connerie avait assez duré.
Il sortit de la voiture pour pisser.
Ça lui ferait au moins un souvenir à raconter, celui du jour où il avait pissé dans le désert de Sonora, Arizona. Ce n’était pas donné à tout le monde !
Il s’amusa à préparer quelques phrases bien tournées qu’il pourrait ressortir dans une conversation pour valoriser au mieux son pissou des sables « Une expérience unique qui vous fait prendre conscience de la puissance du désert, des conditions extrêmes que la nature impose à ceci et à cela … »
La température frôlait les 50° C et le soleil n’était pas encore au plus haut. Une chaleur à faire péter les cailloux.
Que la nature imposât cette chaleur à un citadin australien pendant qu’il pissait acheva de le convaincre que ce désert était le plus grand trou du cul du monde. Toute autre littérature sur le sujet n’était qu’escroquerie issue de cerveaux plus fertiles que le sien.
Il remonta dans la voiture et patienta quelques secondes pour que sa température se régule. Il détestait transpirer.
Il fit demi-tour et se mit à rouler pour rejoindre la route qui lui permettrait de gagner Phoenix, sa chambre d’hôtel et la climatisation salvatrice.
Il fut surpris par la distance qu’il avait parcourue et se demanda à quoi il avait bien pu penser pendant le trajet. Il se souvint qu’il avait ruminé.
Tout à coup, une bifurcation.
Il n’avait aucun souvenir d’une bifurcation.
Elle proposait deux pistes totalement semblables. À droite comme à gauche, il n’y avait que du sable, des rochers, des cactus énormes et grotesques, des buissons maigrichons.
Une boule se forma instantanément au creux de son estomac, le pressentiment d’emmerdes.
Il prit la carte routière, rangée dans la boite à gants, la déplia et rechercha l’endroit où il avait quitté la grande route mais ne trouva rien de probant. Il avait bifurqué sur un coup de tête alors qu’il avait l’esprit engourdi par la conduite. De toute façon, il n’avait jamais su se servir d’une carte routière.
Il n’y avait aucune trace de son passage à cause de la nature du sol.
Ça se présentait mal. Il eut une idée.
S’il se mettait sur chacune des deux pistes, à environ cent mètres de la bifurcation, et s’il regardait dans la direction de la bifurcation, il était possible qu’une image lui revienne et lui rappelle par où il était venu.
Dans l’hypothèse d’une absence totale de souvenir, si dans un cas la bifurcation était très visible et dans l’autre moins alors il serait probable qu’il soit arrivé par cette dernière.
Il ne savait pas lire une carte mais il ne manquait pas de logique.
Il fit l’exercice qui fut beaucoup plus éprouvant que l’acte d’uriner contre un rocher. Les déplacements sur les deux pistes lui semblèrent irréels tant la chaleur et les reflets du soleil sur le sable agressèrent son cerveau qui semblait sur le point de se liquéfier. La sudation sous les aisselles, au creux du dos, au niveau des cuisses, avec le pantalon et la chemise qui se mettent à coller, était détestable.
Une fois en position, il fut confronté au pire ennemi de l’homme qui doit prendre une décision : la symétrie parfaite.
Ce constat l’assomma davantage que le soleil de plomb qui avait transformé ses vêtements en serpillères. Il fit l’exercice deux fois mais aboutit au même constat.
Il regagna la voiture. Il ne jouit même pas des premières secondes de fraîcheur dans la berline, la réalité se chargea de les polluer en lui rappelant qu’il était seul, perdu au beau milieu d’un désert de 320 000 km².
Il se demandait comment il en était arrivé là, lui, l’hyper raisonnable.
Il fixait le Y que faisait la piste devant lui.
D’où venait-il ?
Il décida de prendre par la droite, ce qui lui paraissait le plus logique puisqu’il avait quitté la route sur la droite et qu’il allait présentement dans la direction opposée.
Il approuva ce raisonnement, le confirma et partit résolument sur la droite, le regrettant aussitôt.
Mais comment pouvait-il faire ? Il n’avait qu’une carte, illisible pour lui, et son vécu de citadin habitué aux signalétiques foisonnantes des centres urbains.
Il décida de rouler aussi longtemps qu’il l’avait fait dans l’autre sens et s’il ne retombait pas sur la route alors il ferait demi-tour pour prendre l’autre branche du Y. C’était un raisonnement imparable … sauf qu’il ne se souvenait pas de la durée du trajet aller. Dix, quinze, vingt minutes ?
S’il s’arrêtait trop tôt, il foutrait en l’air le raisonnement et se fourvoierait pour de bon. En plus, il fallait décompter le temps déjà passé au retour jusqu’à l’intersection, temps qu’il n’avait pas mesuré non plus.
Il se trouvait face à une équation à plusieurs inconnues.
Il roula dix minutes et finalement la piste devint impraticable. Enfin une certitude.
Il fit demi-tour pour rejoindre l’intersection et prendre l’autre branche du Y, celle de la délivrance.
Au bout de cinq minutes, un Y.
Un autre Y.
Un Y à trois branches.
Le trident de l’enfer chauffé à blanc par le soleil de l’Arizona qu’on lui enfonçait dans les lobes du cerveau.
Il pila comme pour éviter un carambolage dans downtown Adélaïde.
Comment avait-il pu ne pas remarquer ce Ψ ?
Il avait encore ruminé. Mais cette fois, c’était trop. Il craqua.
Les muscles du cou déclarèrent forfait et laissèrent la tête tomber sur le volant, ce qui déclencha le klaxon de la berline.
Telle était la situation de Jack : perdu dans un désert où il n’avait rien à faire, klaxonnant plein pot comme un détraqué.
Il n’avait plus la volonté de redresser la tête et son esprit en profita pour s’échapper, divaguer. Il spécula sur les impacts du vacarme sur la faune du coin : les serpents, les scorpions, les vautours et sur leur alimentation, leur reproduction, leur communication extrasensorielle …
Cela dura deux minutes. Il sortit de cette léthargie lorsque son cerveau ne supporta plus l’agression du klaxon. Il était totalement abruti.
La faune de la berline avait davantage souffert que celle du désert.
Il avait la gueule de bois, il savait qu’il ne pouvait pas maîtriser la situation par sa seule force de réflexion. Il décida de ne plus se torturer les méninges en spéculations vaines et épuisantes et s’engagea sur la voie centrale du Y à trois branches.
Il se mit à rouler. À chaque croisement, il prenait la direction qui le faisait le moins dévier de sa trajectoire, il éprouvait presqu’une jouissance à rouler sans se poser de question comme si tous les problèmes se résolvaient, les uns après les autres, intersection après intersection, par une martingale infaillible, efficace comme un fer à repasser qui fait disparaitre les plis sur le tissu, et il devait le reconnaître, le repassage était l’une de ses activités favorites – il ne l’avouerait jamais, bien sûr – mais prendre un vêtement chiffonné et le forcer à s’aplanir représentait pour lui une vraie victoire et un apaisement pour son esprit inquiet, sauf quand le fer créait un pli malencontreux qui balafrait le tissu parce que, quand cela se produisait, il éprouvait une profonde détresse.
Le pli disharmonieux surgit, un pli qui se matérialisa sous la forme d’un feu rouge.
Un feu rouge, en plein désert, en pleine ligne droite, sans intersection à portée de vue, ne protégeant rien que de la rocaille et des cactus géants.
Un mirage ?
Il s’agissait bien d’un feu de signalisation routière qui lui intimait l’ordre de s’arrêter. Ses pieds glissèrent des pédales, la voiture ralentit progressivement et cala juste au niveau du feu. Il baissa la vitre pour éliminer tout filtre. Il sortit de la voiture pour aller le toucher. Le métal brûlant confirma la matérialité de l’objet mais il resta à le fixer sans pouvoir l’accepter. La logique s’opposait à cette présence, quelque chose allait se produire et démontrer que c’était impossible, que ça n’existait pas.
Il attendit mais rien ne se produisit.
Confusément, le fait que rien ne se produisît lui parut étrange. Et tout d’un coup, la confusion fit place à l’évidence, il comprit ce qui le troublait : le feu restait bloqué au rouge. L’incongruité de la présence de l’appareil l’avait perturbé au point de lui faire oublier le principe de fonctionnement d’un feu de signalisation routière.
Jack n’avait jamais franchi un feu au rouge, son esprit civique le lui interdisait, et ici, dans ce désert états-unien, il ne se laisserait pas aller à violer ce principe.
Il tint cinq minutes, satisfait de rendre hommage à son éducation australienne et d’en faire étalage devant le reste du monde. Le reste du monde, présentement, se composait de sable, de rocaille et de cactus géants, comme il commençait à en avoir l’habitude.
Il finit par se résoudre à franchir le feu, tout doucement, avec un sentiment de culpabilité et la crainte d’entendre une sirène de police hurler dans son dos.
Crainte justifiée. À peine avait-il parcouru cent mètres qu’il entendit une sirène et qu’il vit dans son rétroviseur un gyrophare bleu et rouge tournoyer au-dessus d’une voiture de shérif. La sirène le pétrifia de peur, et dans le même temps, lui procura une vraie satisfaction. Même dans ce désert, les règles étaient appliquées et les contrevenants étaient attrapés.
Il avait fauté, il acceptait d’avance la sanction.
Coupable et déjà repentant, presque réconforté

 

Chapitre 2 : l’arrestation

Il s’arrêta aussitôt sur le bas-côté de la route et rassembla à la hâte les documents qui seraient réclamés par l’autorité : son passeport, son permis de conduire, les papiers de l’agence de location. Il baissa la vitre de la voiture et tendit la liasse de documents à l’extérieur, tout doucement, car les policiers de cet état étaient réputés pour ne pas apprécier les gestes brusques des délinquants potentiels.

Le policier approcha lentement par derrière, il arriva au niveau de la portière et se tint si près de la voiture que son ventre imposant boucha complètement la vue de Jack. Il s’immobilisa. Il ne parlait pas, il ne se baissait pas d’un centimètre. Son gros ventre avait repoussé la main du conducteur et les documents à l’intérieur sans ménagement.

Jack n’avait plus que cet énorme ventre comme horizon. Il remarqua des auréoles de transpiration qui devaient prendre naissance sous les aisselles du policier et qui descendaient jusqu’aux hanches. Celui-ci devait mesurer au moins deux mètres. Il ne se baissait et ne causait toujours pas.

L’air surchauffé entrait dans la voiture, chargé d’une odeur de transpiration émanant de la chemise humide, une odeur aigre qui trahissait une accumulation de plusieurs jours.

Le policier devait s’appuyer de plus en plus lourdement contre la voiture car une bonne partie de sa bedaine finit par envahir l’habitacle et prendre autant de place qu’un passager, obligeant Jack à reculer sur l’autre siège. Il vit un nombril, entouré de poils blancs et noirs, passer entre les boutons de la chemise sur le point d’exploser et le fixer comme l’œil d’un cyclope qui aurait une formidable cataracte.

Tout resta figé une bonne minute.

Le silence et l’immobilité imposés par le shérif finirent par oppresser le citoyen australien.

Et tout bascula … La suite est disponible  ICI